11
Freddy avait achevé de déballer le billard. Il le considéra avec un ravissement d’enfant.
— Mince, mais c’est un billard ! exulta-t-il.
— À la forme, t’aurais pu t’en douter si tu avais été un poil moins truffe ! fit Paulo.
Freddy déroulait fiévreusement le fil de l’appareil.
— Il y a une prise électrique par ici ?
Il fureta un instant le long du mur et découvrit deux prises dont l’une hébergeait la fiche du réflecteur de bureau.
Assis sur le bureau, le dos calé contre la valise vide, Frank étudiait Gessler du coin de l’œil. L’immobilité de l’avocat, son air lointain et indifférent le troublaient. Il avait l’impression qu’il lui était arrivé quelque chose pendant sa brève absence.
— Vous savez que j’ai été un excellent élève, reprit-il. J’enlevais tous les prix de français.
Lisa s’était retirée devant la verrière et regardait le port illuminé avec un peu de tristesse. Elle préférait laisser Frank à ses marottes. Sa liberté l’étourdissait un peu. Elle comprenait.
Gessler sortit la clé de contact de sa voiture et se mit à la faire tourniquer au bout de la chaînette du porte-clés.
— Lorsque je préparais votre défense, dit-il, je vous ai questionné sur votre jeunesse. Elle m’aurait fourni des arguments. Mais vous n’avez rien voulu me dire, non plus qu’au tribunal.
Frank réfléchit. Une moue amère déforma sa bouche.
— Ma jeunesse, soupira-t-il, je n’avais pas envie de la raconter à des bonshommes qui coiffaient un casque d’écoute chaque fois que j’ouvrais la bouche.
— Je comprends, dit Gessler.
Au fond de la pièce, Freddy martyrisait son billard flambant neuf dont les lampes ne s’éclairaient pas.
— T’as de la monnaie allemande, Paulo ? demanda-t-il.
— Non, fit l’interpellé après avoir fouillé ses poches, j’ai que des gros talbins, because ?
— Faut que je donne à bouffer à ce billard.
Il se pencha pour lire la plaque de cuivre vissée au-dessus du déclencheur.
— Qui est-ce qui peut me refiler une pièce d’un pfennig ? implora Freddy.
Baum sortit une pièce de sa poche et s’avança. Il l’introduisit dans l’appareil et le billard s’illumina et se mit à crépiter comme un feu de joie. Baum se mit à jouer sans s’occuper de Freddy.
— Eh bien, te gêne pas ; fais tes besoins, mon gars ! vociféra ce dernier. Tu parles d’un sans-gêne !
Paulo rit de sa mine déconfite.
— Ben quoi, fit-il, après tout c’est son pognon qui marche, non ? T’as qu’à prendre un autre billard, c’est pas ce qui manque !
En ronchonnant, Freddy suivit le conseil de son ami.
— Tu crois que j’ai le temps d’en faire une ? demanda-t-il.
— Tu as le temps, affirma Paulo.
— Quelle heure t’as dit qu’il était ?
— Tout à l’heure j’ai dit qu’il était moins le quart, mais maintenant il est moins cinq…
Lisa, qui les écoutait distraitement en examinant les faits et gestes de Frank, questionna :
— Il met combien de temps pour aller à Copenhague, ce bateau ?
— La nuit, renseigna Gessler. Vous y serez demain matin.
Elle essaya d’imaginer Copenhague en faisant appel à des souvenirs de photos de revues. Mais elle n’obtint rien de valable.
— Et après Copenhague, Frank ? murmura-t-elle.
— Tu n’as pas prévu plus loin ? s’étonna le garçon.
Elle lui sourit tendrement.
— Je te connais trop bien. Je savais qu’une fois qu’on t’aurait enlevé tes menottes c’est toi qui déciderais…
Il secoua la tête misérablement.
— J’ai également perdu l’habitude de décider !
— Nous pourrions aller à Londres ? suggéra la jeune femme. Tu as ton ami Billy, là-bas.
— Je ne me suis pas évadé de prison pour aller dans une île, ricana Frank.
Il regarda la pluie sur les vitres. Elle tombait dru. On entendait ronfler une gouttière au bord du toit. Des silhouettes noires et brillantes se déplaçaient le long des quais, dans la lumière froide des lampadaires. Aucune agitation insolite. Le quartier semblait étrangement calme. Si calme que Frank en fut incommodé. Il retourna au poste de radio et se mit à tourner le bouton. Il rit triste.
— Au cinéma, des types dans notre situation trouvent immédiatement le bulletin d’information qui les concerne !
Il vit Freddy immobile près de lui, avec un visage implorant. Frank le désigna à l’avocat.
— Pour l’amour du ciel, maître, si vous avez une pièce d’un pfennig, donnez-la à Freddy !
Gessler fouilla son gousset et tendit à l’intéressé la pièce souhaitée.
— Dis merci ! tonna Frank, comme l’autre s’éloignait sans mot dire.
Freddy lança sans se retourner un « merci » qui ressemblait à un aboiement. Frank poussa un siège contre celui de Gessler et s’assit aux côtés de son avocat. On eût dit deux voyageurs dans un autobus.
— Il va faire « tilt » chuchota-t-il en clignant de l’œil. Freddy fait toujours « tilt » car il triche. Tricher lorsqu’on joue seul, c’est raffiné, vous ne trouvez pas ?
Gessler resta muet. Alors Frank se pencha sur lui et cria avec une violence fulgurante :
— Vous ne trouvez pas ?
Les autres se retournèrent et on entendit errer une bille d’acier sur le circuit d’un des billards. Au passage, bien qu’elle ne fût pas dirigée par les « flippers », elle butait contre des plots qui accusaient le choc en ronflant.
— Frank ! implora Lisa.
Elle s’approcha de lui à pas prudents.
— On dirait…
Elle se tut. Avec Frank il fallait peser ses mots. Parfois, sans objet, il piquait des colères terribles qui effrayaient son entourage.
— J’écoute ! dit-il sèchement.
Lisa rassembla son courage.
— On dirait que tu es malheureux.
Freddy reprit sa partie de billard. Il soulevait l’appareil imperceptiblement et lui administrait des coups de genou pour rectifier le circuit de la bille lorsqu’elle échappait à son contrôle. Il était un spectacle à lui tout seul et les deux Allemands, émerveillés, se mirent à le regarder opérer en poussant des exclamations ravies.
— Tu es malheureux ? insista Lisa.
Frank lui passa la main dans les cheveux, doucement, tendrement.
— Ce sont ces cinq années qui ont du mal à passer, Lisa.
Il suivit du bout de l’index les traits délicats de son amie. Elle avait une peau dont la douceur l’émerveillait.
— Tout à l’heure, reprit-il, je te disais que tu ressemblais à ce que j’imaginais. Mais ce que je ne t’ai pas dit, c’est qu’un jour, Lisa, un jour je me suis mis à t’imaginer avec cinq ans de plus. Le rajustement s’est opéré tout seul, le temps de faire ça…
Il fit claquer ses doigts et tarda à abaisser son bras.
— Tu sais, dans certains vieux films rafistolés il y a des sautes d’images. Tu regardes un personnage amorcer un geste, et tac, le geste est terminé sans avoir été fait. Toi, tu as vieilli de cinq ans ici !
Il se frappa le front.
— Tu as vieilli de cinq ans en une fraction de seconde. Tu saisis ?
Lisa avait deux larmes au bord des cils. Elle essayait de les contenir, mais on ne contient pas des larmes.
— Oui, Frank, balbutia-t-elle, je comprends.
— Et moi, j’ai terriblement changé, n’est-ce pas ?
— Mais non, protesta la jeune femme.
— Mais si, s’obstina l’évadé. Je suis resté un an sans me regarder. Je fermais les yeux en me rasant ; parole !
Il rit.
— Ce que j’ai pu me couper ! Et puis un jour j’ai rouvert les yeux et j’ai aperçu un drôle de type dans la glace du lavabo. Un drôle de type, répéta-t-il tristement.
Il s’approcha du billard silencieux. Freddy venait de perdre la partie et l’appareil s’était éteint. Frank actionna les flippers à vide. Les petites ailettes battirent stupidement. Le cadran représentait une troupe de girls en train de lever haut la jambe.
— T’as vu leurs tronches de Teutonnes, pouffa Freddy en les montrant du pouce. Et ces jambons, dis !
— Ce sont des femmes, dit Frank.
Freddy n’osa sourire.
Gessler et Lisa échangèrent un regard désemparé. La radio jouait toujours. Maintenant elle diffusait une musique douce qui faisait songer à des oiseaux traversant un ciel bleu. Elle cessa et un speaker se mit à parler. Warner fut le premier à y prendre garde. Il s’approcha du poste et d’un claquement de langue sollicita l’attention des autres. Ils se groupèrent autour du poste.
— C’est les informes ? demanda Paulo.
Lisa fit signe que oui.
— Ah ! tout de même !
Le commentateur racontait la visite de l’ambassadeur de Pologne au chancelier.
Frank saisit Lisa à la taille.
Le speaker avait changé de ton, mais on devinait qu’il relatait des choses importantes.
— Que dit-il ? demanda Frank.
— Un camion a rompu ses freins dans une rue en pente. Il a défoncé la vitrine d’un horloger. L’horloger et une cliente ont été tués…
Frank fit la moue. Paulo le regarda.
— En France, ton évasion aurait fait plus de bruit, déclara le petit homme. Elle serait passée avant les accidents de la circulation…
Baum, d’un signe violent lui ordonna de se taire et Paulo lui fit la grimace. Le speaker parlait toujours ; sa voix s’était faite enjouée.
— Alors ? questionna Frank. Traduction ?
— Je crois qu’il parle d’un éléphant, dit Lisa.
— En effet, confirma Gessler. Ils parlent d’un éléphant qui vient de mourir au zoo de Hambourg.
— Pauvre bête ! soupira Paulo avec une expression d’infinie tristesse.
— Et rien sur nous ? demanda Frank.
La musique venait de reprendre.
— Pas un mot, non, s’étonna Lisa. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Elle posait la question à Gessler. L’avocat réfléchit un court instant.
— La police a sans doute préféré garder la nouvelle secrète, suggéra-t-il. Je ne vois pas d’autre explication.
Il se tourna vers Frank, mais ce dernier était allé au fond du local où il fit signe à Paulo de le rejoindre. Lorsque le petit homme fut près de lui, il lui mit la main sur l’épaule et lui parla à l’oreille. Lisa et Gessler se demandaient quelle était la nature de l’entretien. Paulo faisait des signes affirmatifs en conservant un visage résolument hermétique. À la fin il décrocha son manteau à un clou et sortit.
— Où va-t-il ? s’informa Lisa.
Frank eut un geste évasif qui manquait totalement de civilité.
— Vous avez un autre pfennig, cher maître ? fit-il.
Gessler prit une nouvelle pièce et, obéissant au signe de Frank, la lui lança. Frank s’en saisit et retourna au billard. Freddy espérait confusément qu’il allait lui remettre la pièce, mais Frank l’écarta et se mit à jouer. Il poussa une bille dans sa gorge de lancement et actionna la tirette du propulseur. Déçu, Freddy s’écarta et, les mains aux poches, s’approcha de Gessler. L’avocat lui jeta un bref coup d’œil indifférent.
— Il est gros, ce cargo ? demanda Freddy.
— Assez gros pour vous emmener tous les quatre.
La riposte décontenança un instant Freddy qui n’était pas familiarisé avec les mots d’esprit.
Il faillit s’éloigner, mais cela eût trop ressemblé à une fuite.
— C’est bien, le Danemark ? insista-t-il d’un ton rogue.
Gessler jouait toujours avec sa clé de contact.
— Pour mon goût, ça ne vaut pas l’Italie.
C’était trop pour Freddy. Découragé, le jeune homme alla fureter du côté des caisses empilées.
— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? demanda-t-il à la cantonade.
Personne ne lui répondant, il se mit à défoncer le couvercle d’une des caisses à coups de talon rageurs.
Frank acheva sa partie sur un ridicule score. Les cinq billes d’acier n’avaient totalisé qu’un minimum de points.
— Vous avez encore une autre pièce, monsieur Gessler ? appela-t-il. Je vous rembourserai.
Sans un mot, Gessler le rejoignit. Il eut du mal à découvrir dans ses poches un nouveau pfennig et annonça en le glissant dans la main de Frank :
— C’est le dernier.
— Vous savez à quoi je pense ? lui demanda Frank.
Gessler attendit la suite. Frank haussa les épaules et déclara :
— À l’éléphant.
— Quel éléphant ? dit Lisa en s’approchant des deux hommes.
— Celui qui vient de mourir au zoo. Ça doit être quelque chose, la tombe d’un éléphant.
Il se consacra à la partie avec application et obtint quelques résultats satisfaisants.
— Tu sais, Lisa, que ce billard me remet dans l’ambiance de Paris ?
— Tant mieux, Frank.
Dieu ! que cette attente était longue à user. Elle la trouvait aussi pénible que celle qui avait précédé l’arrivée de Frank.
Le jeune homme murmura :
— Là-bas je n’y jouais jamais. Je trouvais ce truc stupide.
Il médita un instant en expédiant la dernière bille.
— Ça existe en Allemagne, la Loterie Nationale, Monsieur Gessler ?
— Oui, dit Gessler, ça existe.
— Il vous est arrivé de prendre des billets ?
— Ça m’est arrivé.
— Eh bien ! à moi jamais. J’ai horreur du hasard. C’est un petit salaud, avec lui tout le monde est perdant. Et puis, un billet, c’est tellement laid avec tous ces chiffres !
Freddy venait d’ouvrir la caisse. Il jubilait comme un gosse qu’on aurait lâché dans un magasin de jouets et qui n’arriverait pas à s’assouvir.
— Hé ! cria-t-il, regardez un peu, les gars !
Il brandissait un appareil téléphonique blanc. L’objet le ravissait.
— Ein, zwei, drei ! cria Freddy ; et il lança l’appareil en direction de Warner qui le saisit au vol et le posa sur le plancher.
— Excusez-moi, poursuivit Freddy : on m’appelle sur une autre ligne.
S’emparant d’un second appareil, il le jeta à Baum. Baum rata la réception et le socle de l’appareil éclata contre le montant de fer soutenant le toit de l’entrepôt. Une espèce de griserie frénétique s’était emparé de Freddy. Il puisait dans la caisse et jetait les appareils téléphoniques autour de lui en poussant des glapissements hystériques.
— Tu as fini tes idioties ! aboya soudain Frank.
Sa voix véhémente stoppa le délire de Freddy.
— Ben quoi, plaida ce dernier, il faut bien passer le temps en attendant ce p… de barlu, non ?
Frank se vrilla la tempe d’un index rageur.
— T’as pas changé, fit-il. Toujours ta bulle d’air là-dedans !
Paulo surgit par l’escalier extérieur. Son pas léger faisait chanter les marches rouillées. Il entra furtivement et referma la porte d’un coup de talon. La pluie dégoulinait sur son visage de fouine. Il était sombre et hermétique. Il s’approcha de Frank et se mit à lui parler à l’oreille. Frank écouta sans le regarder, sans regarder personne. Lorsque Paulo se tut, un mince sourire crispa les lèvres de l’évadé.
Qu’est-ce que c’est que ces téléphones ? demanda Paulo en considérant le troupeau d’appareils posés sur le plancher.
— C’est pour l’exportation, expliqua Freddy. Si t’en veux un c’est le moment. Ils sont costauds, les Allemands ça parle fort !
Frank s’écarta du billard et se mit à arpenter la pièce à longues enjambées. Lisa ne le quittait pas des yeux. Elle était inquiète. Elle se demandait ce que Paulo venait de révéler à Frank. Elle se disait que ce devait être une chose grave.